Interview exclusive : 

Dans cette trilogie, on suit la famille Pelletier et ses quatre enfants, Jean dit Bouboule, François, Etienne et Hélène, aux personnalités très différentes. Lequel avez-vous pris le plus de plaisir à construire ?

Pierre Lemaitre : Impossible de répondre, c’est comme si vous me demandiez : lequel de vos enfants préférez-vous ? Par contre, si vous me demandiez lequel des personnages vous a le plus amusé, j’hésiterais beaucoup entre Geneviève, la belle-fille des Pelletier, et Diem qu’Etienne rencontre à Saigon.

Dans ce premier volet, une grande partie de l’histoire se déroule à Saigon, comment avez-vous décidé d’explorer la situation coloniale et la guerre en Indochine ?

Je suis parti de la période. J’ai entrepris de « feuilleter » le siècle et j’étais arrivé aux début des années 50 après la trilogie précédente. Quand je me suis documenté sur la période, le drame de la situation indochinoise s’est imposé surtout lorsque j’ai compris de quelle manière l’histoire personnelle de mon personnage Etienne pouvait s’inscrire dans l’histoire réelle.

A l’instar des deux premiers tomes de la première trilogie, l’intrigue fait la part belle à une arnaque politico-financière à la fois complexe mais compréhensible pour le lecteur. Dans votre processus d’écriture, la découverte de ces scandales est-elle à l’origine de vos projets ou bien s'imposent-ils au fur et à mesure de votre travail ?

Ces affaires, qu’on retrouve, vous avez raison, dans plusieurs de mes romans n’ont d’intérêt pour moi que s’ils peuvent s’inscrire dans la destinée de mes personnages, c’est le tout premier critère. Il est vrai que ces « arnaques » sont jubilatoires à la fois pour le romancier et pour le lecteur parce qu’elles proposent un paradoxe intéressant : on les réprouve sur le plan moral mais on les apprécie sur le plan narratif. Une arnaque bien ficelée provoque chez nous un plaisir coupable auquel le roman d’aventures a bien du mal à résister...

Vous vous appuyez sur de nombreuses sources et travaux d’historiens pour construire le contexte historique de vos intrigues. A quel moment parvenez-vous à vous en détacher pour vous autoriser à laisser libre cours à votre imagination ?

Une fois que la documentation est réunie, je tâche de l’oublier pendant l’écriture et de n’y revenir que lorsque le roman est terminé. L’important pour moi est de ne jamais céder au désir de faire entrer dans le roman un élément qui n’y aurait pas sa place naturelle au prétexte que je le trouve intéressant. C’est un des pièges les plus classiques du roman historique que vouloir faire entrer au chausse-pied des éléments extérieurs à l’histoire des personnages. On a toujours envie de dire « tout » ce qu’on sait et céder à cette envie a gâché plus d’un roman historique...

L’un des événements les plus inattendus du récit est l'avènement de la secte à Saigon. Pouvez-vous nous révéler si vous vous êtes inspiré d’un épisode réel et, si oui, nous en dire davantage sur ces sectes extravagantes ?

Le rejet de la colonisation en Indochine a souvent pris la forme de mouvements messianiques ou de dissidences bouddhistes lancés par des leaders locaux charismatiques, bonzes, guérisseurs, magiciens, thaumaturges illuminés, exploitant le mysticisme paysan… Cette culture millénariste est particulièrement vive dans les régions où le traumatisme colonial réactivait les formes anciennes de la révolte. La secte que je mets en scène dans le roman est conçue à partir de plusieurs qui ont réellement existé. Vous parlez d’extravagance, c’est en effet l’impression qu’elle nous donne vu d’ici, mais il faut comprendre qu’elles ne le sont nullement pour ceux qui y adhèrent ! De plus elles ont constitué un bouclier souvent efficace pour des populations prises en étau entre la poussée communiste d’un côté et la pression coloniale de l’autre...